L’avenir de la coopération au développement – entre défis et opportunités

Par

Lothar Lechner (Interview), Biovision.

Les coupes budgétaires prévues par le Parlement dans la coopération internationale de la Suisse soulèvent de grandes questions pour les ONG comme Biovision. Loredana Sorg, co-responsable du secteur Partenariats internationaux chez Biovision, parle des répercussions sur les projets à long terme, de l’importance de financements stables et de la manière dont la coopération internationale joue un rôle central dans les processus de développement mondiaux. Un rôle d’autant plus important en période de fortes critiques de la part de la population et du gouvernement suisse.

Loredana, la coopération internationale fait l’objet de discussions dans tout le pays depuis des mois. Des coupes budgétaires ont été décidées pour des ONG comme Biovision. Quel regard portes-tu sur cette situation?

Je pense que ces derniers temps, des débats très éloignés de la réalité ont été menés, par exemple au Parlement suisse. Et ceux-ci influencent bien sûr aussi la perception du public et la discussion au sein de la population.

Qu’est-ce que tu veux dire par « déconnecté de la réalité »?

Ce que je veux dire, c’est que dans les discussions concernant la coopération au développement – des discussions critiques qui sont d’ailleurs en partie justifiées – on compare trop volontiers des choses qui n’ont vraiment rien à voir les unes avec les autres. Je ne critique donc pas non plus où ou comment de l’argent supplémentaire de l’État doit être utilisé. Je critique le fait que l’on compare ou que l’on oppose des moyens financiers qui proviennent de ressources financières complètement distinctes et qui sont destinées à des objectifs différents.

À propos de Loredana Sorg

Loredana Sorg est co-responsable des partenariats internationaux chez Biovision et membre de la direction.

Biovision veut aussi améliorer le bien-être des animaux par des pratiques agricoles : une ferme près de Hawassa, en Éthiopie. Photo: Maheder Tadese

Peux-tu expliquer cela plus précisément?

D’une part, la coopération entre les institutions des différents États est un domaine d’activité important de la coopération internationale. Il s’agit ici d’améliorer concrètement la qualité de vie des personnes – sur le plan social, économique et écologique. Pour ce faire, la Suisse collabore directement avec d’autres pays ou avec des institutions dans d’autres pays. L’accent est mis sur la coopération. Il ne s’agit pas d’imposer notre propre programme avec une approche descendante depuis la Suisse. En plus de ces activités de coopération au développement, il ne faut pas oublier l’aide humanitaire, comme par exemple en ce moment en Ukraine. Elle est bien sûr incroyablement importante et c’est aussi un devoir pour nous de porter assistance en cas de crise. S’engager plus fortement dans l’aide humanitaire ne justifie cependant pas d’annuler des projets à long terme et la collaboration avec des institutions de la société civile d’autres États dans le monde entier.

Pourquoi la coopération internationale est-elle si importante à tes yeux?

 Sans la coopération internationale, chaque pays regarde dans son coin et développe souvent des approches et solutions isolées, qui ne bénéficient pas des avantages de l’échange de connaissances et d’expertises mondiales. Pourtant, dans un monde globalisé et complexe, le bien-être des différents pays – et donc de tous les habitant.e.s – dépend de plus en plus de la solidité des liens internationaux. De ce fait, la mise en relation des connaissances, des ressources et des expériences entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud est décisive : une coopération constructive crée la base pour que toutes les régions du monde aient accès à des solutions durables et que les défis puissent être relevés ensemble.

Peux-tu expliquer cela concrètement en prenant l’exemple de Biovision?

À Biovision, notre objectif est de soutenir les personnes et les organisations dans les pays partenaires, principalement en Afrique de l’Est. Notre vision c’est de soutenir ces partenaires précieux dans leur engagement pour la transformation durable du système alimentaire, c’est-à-dire suffisamment de nourriture saine pour tous.tes dans un environnement sain. Cela implique d’une part un soutien financier, notamment dans les phases initiales d’un projet ou dans la phase de transition de la recherche à la mise en œuvre D’autre part, il s’agit également d’échanges techniques sur les contenus agroécologiques, la gestion de projet et la mesure de l’impact. Selon les besoins, nous mettons nos organisations partenaires en réseau avec des institutions internationales spécialisées ou avec des bailleurs de fonds plus importants.

«On ne peut pas espérer profiter des avantages d'un monde en réseau sans assumer en même temps une certaine responsabilité.»

Loredana Sorg, co-responsable des partenariats internationaux

Les détracteurs de la coopération internationale aiment argumenter ici qu’il ne faut pas s’immiscer dans les affaires des autres. Le « marché » s’en chargerait déjà. Qu’en penses-tu?

Je ne pense pas que l’on ne peut pas espérer profiter des avantages d’un monde en réseau sans assumer en même temps une certaine responsabilité. La coopération internationale ne signifie pas s’ingérer dans les affaires des autres, mais plutôt contribuer à ce que tous.tes puissent profiter des possibilités offertes par la mondialisation. Si nous ne faisons que prendre, sans donner, nous augmentons les déséquilibres et inégalités économiques au lieu de contribuer à un échange plus équitable. Et puis, en Suisse aussi, les projets innovants ont besoin de financements externes. Si une coopérative fromagère d’une vallée de montagne suisse souhaite mettre en œuvre un projet régional d’agroécologie pour un développement régional écologiquement durable et économiquement prospère, il existe différentes ressources étatiques et différents soutiens de la société civile. De telles sources de financement sont tout simplement rares dans nos pays partenaires. Le soutien financier, en particulier pour les idées de projets qui ne profitent pas aux grands groupes agricoles (souvent des groupes étrangers), n’est souvent pas disponible sur place, mais provient d’organisations internationales partageant les mêmes idées, comme Biovision par exemple.

Peux-tu expliquer quel est le rôle de la DDC dans ce contexte?

La DDC a toujours un rôle central, même si elle est attaquée depuis des années et doit se battre pour son budget. D’une part, elle crée des espaces dans lesquels les ONG suisses échangent et apprennent les unes des autres, elle met en réseau et fixe des normes. D’autre part, elle est un partenaire financier fiable et important. Elle donne aux ONG comme Biovision des contributions de base que nous pouvons utiliser de manière flexible dans le cadre de notre programme international, et ce là où nous estimons qu’elles ont le plus d’impact. Par ailleurs, la DDC est bien sûr aussi un acteur politique, elle façonne l’image de la coopération au développement en Suisse et influence le regard que porte la population sur notre travail.

Depuis le début de l’année, des coupes budgétaires sont annoncées dans ce domaine. Quelle est la situation actuelle?

Le fait est que nous devons nous attendre à une diminution du soutien financier de la part de la DDC à partir de 2025. Le montant exact est attendu pour la fin de l’année, mais l’ampleur approximative est plus ou moins claire. L’ampleur des réductions attendues représente un défi pour de nombreuses ONG, dont Biovision.

Dans les régions rurales, Biovision tente de rendre l'agriculture plus durable grâce à des techniques modernes et de permettre ainsi aux familles paysannes d'assurer leur propre alimentation tout en favorisant la biodiversité. Photo: Maheder Tadese

Bien que la DDC ne soit pas le seul bailleur de fonds de Biovision.

C’est vrai. Outre les fonds publics, nous travaillons aussi en étroite collaboration avec des fondations qui souhaitent nous soutenir. Et à côté de cela, il y a la base la plus importante pour nous depuis de nombreuses années : des milliers de donatrices et donateurs qui sont convaincu.e.s de notre travail et qui nous aident donc financièrement. Ce qui rend la situation actuelle de la coopération au développement encore plus problématique, c’est que le montant de ces dons a lui aussi diminué au cours des dernières années.

D’où cela vient-il?

Les raisons sont multiples et les suppositions les plus diverses existent. Les temps incertains sur le plan économique et politique, les crises multiples ainsi que l’inflation jouent certainement un rôle. Je pense en outre que cela est lié à la perception de la coopération internationale par le public. Et aux débats parfois très diffamatoires au Parlement. La réputation des organisations qui travaillent dans ce secteur en souffre évidemment. Bien que les gens continuent à faire preuve d’autant d’engagement, à travailler de manière aussi consciencieuse et créative pour trouver des solutions et faire une réelle différence dans ce monde. Mais la couverture médiatique relativement négative de ces derniers mois et années a influencé les gens. Et cela se ressent.

Les voix critiques ne sont donc pas à leur place?

La critique est en soi toujours juste et importante. Elle permet d’attirer l’attention sur des inefficacités, des injustices ou des processus peu clairs. Elle conduit aussi à des débats et à la remise en question de nos façons de travailler, ce qui peut éventuellement aboutir à l’amélioration des choses. Mais lorsque la critique et les conséquences politiques empiètent sur les possibilités d’action des organisations, au point de rendre leur travail impossible ou du moins très difficile, on peut se demander s’il n’y a pas deux poids deux mesures.

«Même les projets qui n'aboutissent pas sont source d'apprentissage. Et on s'améliore.»

Loredana Sorg, co-responsable des partenariats internationaux

Qu’est-ce que tu veux dire?

J’ai le sentiment que dans la coopération au développement, la tolérance zéro est de rigueur. Contrairement à l’économie privée ou à l’État, les erreurs ne sont absolument pas tolérées. Et bien sûr qu’il y a aussi des brebis galeuses parmi les ONG; bien sûr qu’il y a eu ces dernières années des scandales isolés qui ont été découverts et dénoncés. Mais il est illusoire d’exiger que 100% des projets fonctionnent parfaitement ; il y a des projets isolés qui ne fonctionnent pas. C’est la réalité. Mais on apprend aussi de ce genre d’événements, on s’améliore de plus en plus. Et oui, il se peut que des organisations comme Biovision aient négligé ces dernières années de montrer encore plus clairement comment se déroule la coopération internationale, avec quelle conscience nous suivons l’avancement des projets, quelle est l’influence concrète des projets. Le fait est que les institutions de la coopération internationale, surtout en comparaison avec d‘autres secteurs, pratiquent un suivi très efficace de l’impact et rendent constamment compte de l’utilisation de leurs fonds. Cette culture de communication ouverte nous permet d’apprendre des succès et des échecs et de ne pas répéter noserreurs.

Quelles sont les conséquences concrètes de la baisse probable des recettes sur le travail de Biovision?

Chez Biovision, nous sommes dans une situation où nous devons maintenant réfléchir très précisément à la manière dont les choses vont évoluer dans les années à venir. Il devient difficile d’obtenir le même niveau de financement, nous devons donc adapter en permanence non seulement nos budgets pour les différents projets, mais aussi notre priorisation stratégique. Un processus qui comporte pleins de défis.

Comment se déroule ce processus?

Nous avons des échanges encore plus étroits avec nos partenaires dans le monde entier. Nous regardons comment nous pouvons réaliser certains projets avec un budget réduit. Beaucoup de projets commenceront dansune forme allégée dans les années à venir, d’autres projets seront reportés pour le moment. Et oui, nous devrons arrêter certains projets. Notre prémisse principale dans ces réflexions est et reste : nous voulons éviter que les véritables groupes cibles de nos projets – paysannes et paysans, bergères et bergers, consommatrices et consommateurs – ne restent sur le carreau, par exemple parce que nous avons interrompu un projet trop tôt ou que nous nous sommes lancés dans quelque chose dont nous ne pouvons pas garantir qu’il sera financé jusqu’à ce que l’objectif du projet soit atteint.

Avec des méthodes agricoles durables, Biovision veut promouvoir la fertilité des sols et les rendements des récoltes : Un champ dans lequel la technique «push-pull» est utilisée. Photo: Maheder Tadese

Cela semble être une tâche difficile.

Absolument. Ces coupes assez immédiates dans nos planifications budgétaires nous compliquent la vie. D’autant plus que dans notre secteur, une planification financière sûre et sur lelong terme est très importante.

Qu’est-ce que tu veux dire?

Normalement, nous planifions des phases de projet de trois à quatre ans. Cela signifie que nous établissons un budget et que nous orientons notre stratégie en conséquence. Cette stratégie est ensuite également convenue avec nos partenaires de projet sur place. Mais si, d’une année à l’autre, les moyens prévus ne sont plus disponibles, nos partenaires doivent également réagir : Faire des économies, réduire la taille des projets ou, dans les cas extrêmes, licencier des collaborateur·trices.

Pourquoi ne pas regarder plutôt d’année en année? Cela ne serait-il pas plus simple?

Ce n’est tout simplement pas réaliste dans notre travail. Nous travaillons avant tout avec la nature et donc des processus biologiquesqui, par définition, durent plus longtemps. Un arbre met des années avant de porter ses fruits, les sols ne se régénèrent pas en quelques mois et les techniques de culture ne changent pas du jour au lendemain. Il s’agit ici de processus qui durent des années. Mettre fin au bout de deux ans à un projet bien pensé et nouvellement mis en place parce que l’argent manque, serait fatal pour les personnes qui font le chemin avec nous. Les budgets stables et les fonds de la DDC sont essentiels pour la sécurité de notre planification, car nous avons besoin de temps pour mettre en place ces processus à long terme de manière ciblée et durable.

La stratégie de Biovision 2024-2028 expliquée simplement en vidéo.

Il y a souvent des critiques selon lesquelles de tels processus créent des dépendances. Qu’en dis-tu?

C’est un reproche auquel je dois m’opposer avec véhémence, du moins dans notre cas. Les projets de longue date sont souvent trop vite rangés dans la case « dépendance ». Pour que nos organisations partenaires et leurs projets se développent de manière saine et durable et finissent par fonctionner de manière autonome, elles ont besoin de stabilité au départ et de quelqu’un sur qui elles peuvent compter – y compris financièrement – pendant un certain temps. Surtout dans le domaine où nous travaillons. Passer à des processus agroécologiques, adapter les systèmes de culture, faire des recherches, les améliorer, générer de nouvelles sources de revenus, tout cela prend des années. En même temps, nous poursuivons dès le début l’objectif de donner aux personnes et aux organisations qui travaillent avec nous des outils leur permettant de continuer à travailler sans nous, une fois les fondations posées. Cela implique une diffusion autonome des connaissances, l’accès à des mécanismes de financement diversifiés et un vaste réseau de contacts utiles.

Y a-t-il aussi des développements qui te donnent de l’espoir?

J’ai dit au début que mon regard sur le débat était un peu mitigé. Ce qui est certainement positif, c’est que beaucoup plus de gens se penchent sur le sujet que les années précédentes. Oui, la critique négative prédomine actuellement, mais cela peut changer si les gens en discutent consciencieusement et comprennent l’importance de ce travail. Pour être optimiste, le débat actuel, à l’exception des coupes financières, pourrait même être bénéfique à la coopération au développement à long terme. Il y a certainement des réformes à faire à certains endroits et si nous travaillons ensemble à une coopération internationale qui s’adapte encore mieux au monde d’aujourd’hui, alors elle pourra à nouveau occuper cette place si importante dans notre société.

Qu’entends-tu par besoin de réforme?

Il y a des vis de réglage individuelles sur lesquelles on pourrait agir pour obtenir encore plus d’impact. Mais pour moi, ce n’est en aucun cas une solution de dire : « Certaines choses ne fonctionnent pas parfaitement, nous supprimons maintenant tous les fonds et c’est tout ». La coopération internationale est toujours une des choses les plus essentielles qui soient. Si nous parvenons, grâce à la pression et à la remise en question de très nombreux Suisses et Suissesses, à repenser un peu tout cela, j’ai bon espoir que le futur peut briller pour la coopération internationale. Par exemple, selon un sondage du Centre pour le développement et la coopération de l’EPF (NADEL) de 2023, 58% de la population suisse est favorable à une augmentation des dépenses pour la coopération au développement. Nous devons aussi parler des échecs de notre travail, nous devons essayer de nouveaux modèles. Et j’espère qu’à Biovision, nous jouerons aussi un rôle de pionnier, comme nous l’avons souvent fait par le passé.

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